12

Il lui semblait bien être de retour sur Terre. Hedrock se dressa et s’examina. Il portait encore la tenue spatiale isolante que Greer lui avait donnée, et qu’il avait revêtue en quittant son vaisseau spatial pour aller faire un tour dans la cité simili-terrestre que les araignées supérieures avaient édifiée pour lui. Il fit des yeux lentement le tour de la pièce, à la recherche du moindre détail erroné qui lui aurait indiqué qu’il ne s’agissait une fois de plus que d’une illusoire représentation.

Il ne parvenait pas à s’en assurer, et cependant il se sentait différent de ce qu’il avait été pendant que ses geôliers le manipulaient à leur guise. Un sentiment général d’irréalité enveloppait alors toutes choses à ses yeux ; il avait l’impression de vivre un mauvais rêve – or, maintenant, il n’éprouvait plus du tout cela.

Fronçant les sourcils, il cherchait à se rappeler les dernières pensées qu’il avait reçues d’eux. L’un de ces êtres avait nettement laissé entendre que, pour la phase suivante de l’expérience, on allait lui rendre sa liberté. Hedrock ne savait pas trop ce que ces « gens » entendaient par liberté, attendu qu’il était clair qu’ils comptaient poursuivre leur étude du comportement émotionnel humain. Mais il s’était trouvé en danger si souvent dans sa vie que, mis au pied du mur, il ne laissait jamais ses craintes personnelles prendre le pas sur ses objectifs. Il voulut cependant faire un test, pour éprouver la réalité de l’ambiance dans laquelle il se trouvait maintenant.

Il se dirigea vers le stat général qui se trouvait dans un des bureaux et brancha le canal des nouvelles. Il écouta une sèche énumération : le commentateur parlait d’une série de nouvelles lois en cours de discussion au Parlement impérial. Aucune mention n’était faite de la dérive interstellaire. S’il y avait eu quelque excitation à ce sujet lors de son évasion du navire cosmique de Kershaw, il semblait bien qu’elle fût tombée maintenant. Les efforts déployés pour contraindre l’Impératrice à révéler le secret paraissaient avoir été abandonnés.

Il ferma l’appareil et se changea, mettant son complet « d’affaires ». Soigneusement, il choisit quatre autres anneaux énergétiques et, ainsi prêt pour le combat, passa dans un transmetteur et se fit projeter dans un de ses appartements de la Cité Impériale. Il commençait à se sentir un peu plus à l’aise. Il avait en même temps quelques idées d’expériences qu’il entreprendrait si les araignées supérieures tentaient à nouveau de mettre la main sur lui, mais il se demandait toujours quelle était la nature exacte de la « liberté » qu’on lui avait accordée.

Il se précipita vers la grande fenêtre qui au sud donnait sur la ville. Pendant plus d’une minute, Hedrock contempla le paysage familier de la formidable métropole, puis se détournant lentement, il traversa l’appartement jusqu’au stat et se brancha sur le Service Public d’Informations. Cette société était une filiale des Armuriers qui donnait gratuitement des informations sur n’importe quel sujet. La jeune fille qu’obtint Hedrock répondit à toutes ses questions sans lui demander son identité. Elle lui apprit que l’Impératrice avait déclaré en public tout ignorer du secret du moteur interstellaire et que la Guilde, après deux semaines d’intense propagande contre elle, avait brutalement renoncé à sa campagne.

Hedrock coupa le contact en faisant la grimace. Ainsi Innelda avait eu le dessus. Il comprenait fort bien pourquoi les Armuriers avaient cessé leur pression sur elle : leur cause serait devenue très rapidement impopulaire, puisqu’ils ne pouvaient fournir de preuves ; c’étaient des gens beaucoup trop raisonnables pour poursuivre une aventure qui aurait fini par dresser le peuple contre eux. On pouvait donc tenir pour certain que quatre-vingt-dix pour cent de la population ne s’intéressaient déjà plus à cette question. Dans les dix pour cent restant, la majorité ne savait que faire, même si elle était persuadée de l’existence de l’invention. Comment pouvait-on contraindre la souveraine héréditaire du système solaire terrestre à révéler un secret ? Hedrock, qui, lui, avait quelque idée sur la manière dont il fallait s’y prendre pour obtenir cela d’elle, devint maussade. Il se dirigea vers sa bibliothèque et considéra son horloge séculaire. Il avait plusieurs problèmes à résoudre. Cela lui prendrait un certain temps pour organiser sa campagne, et de toute façon il lui faudrait repousser toute action après le Jour de Repos.

Quant aux araignées, elles constituaient un facteur inconnu, sur lequel il n’avait pas de prise. Il lui fallait donc agir comme si elles n’existaient pas.

— Voyons, se murmura-t-il, réfléchissons. Nous sommes le 1er octobre et demain... c’est un Jour de Repos !

Cela voulait dire qu’il n’avait devant lui qu’un après-midi pour préparer l’effort le plus exténuant de toute sa carrière. Ce qui était le plus ennuyeux, c’était que les préliminaires ne seraient pas des plus simples. En effet, rencontrer des hommes comme Nensen, Deely et Triner quand on était pressé comme lui, ce n’était pas une petite affaire. Mais il n’avait pas de temps à perdre en regrets : la situation était ce qu’elle était.

Il regagna son laboratoire souterrain et commença une étude détaillée d’un très grand stat qui occupait tout un coin de sa chambre de transmission. Cet appareil comportait plusieurs rangées de boutons lumineux, au total un peu plus de quinze cents. Il lui fallut un moment pour entrer en liaison avec tous les numéros individuels qu’il désirait. Dix-sept d’entre eux lui envoyèrent un signal vert, les trois autres un rouge, ce qui signifiait que les trois personnes en question ne se trouvaient pas à leur bureau. Dix-sept sur vingt, c’était plus qu’il n’avait espéré. Ce résultat lui donna du courage et il se plaça devant le stat quand l’écran de celui-ci s’éclaira.

— Regardez-moi bien, dit-il. Vous aurez probablement l’occasion de me voir aujourd’hui.

Il se tut un moment et réfléchit à ce qu’il allait dire ensuite. Il eût été absurde de sa part de laisser entendre à chacun de ses correspondants qu’il parlait ainsi en même temps à plusieurs. Sans aucun doute, quelques-uns de ses auditeurs les plus astucieux savaient bien qu’il y avait des établissements concurrents du leur, mais c’eût été une folie gratuite que de confirmer leurs soupçons.

— Votre établissement restera ouvert jusqu’à demain matin, poursuivit Hedrock, satisfait de sa réflexion. Donnez de quoi dormir, s’amuser et se nourrir à votre personnel. Poursuivez votre travail normal jusqu’à l’heure habituelle, à moins d’un autre avis. Les employés recevront une bonification de 20 % pour cette semaine. Pour votre information personnelle, je vous signale qu’une affaire très importante vient de se présenter, mais si vous ne recevez pas d’autre avis avant 7 heures demain matin, considérez-la comme close. Cependant, ne manquez pas de lire d’ici là l’article 7 des statuts légaux de votre profession. C’est tout.

Il coupa le contact et fit une grimace en constatant qu’il était déjà bien tard pour lui. Il fallait laisser s’écouler au moins trente minutes entre son premier appel en vidéo et sa première apparition en chair et en os. Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il était impossible qu’il apparût personnellement quelques minutes après ce message par stat. Celui-ci, en effet, avait dû causer une énorme sensation par lui-même, sans qu’il fût besoin d’ajouter quelque complication que ce soit par son arrivée soudaine en personne.

D’autre part, il lui fallait encore installer un contrôle par amplificateur, et avaler cet amplificateur... Il réfléchissait à ce que pourraient lui apporter les conversations qu’il allait avoir avec ces gens. Il serait difficile d’avoir rapidement raison de certains de ces grands directeurs. Il aurait fallu s’y prendre à long terme, car certains d’entre eux étaient de grands patrons depuis fort longtemps, trop longtemps. Sa politique, qui avait consisté à laisser une famille gérer une affaire pendant des générations, n’ayant simplement qu’à payer au fonds central de compensation, mais sans aucun contrôle, avait progressivement abouti à l’affaiblissement de son autorité personnelle. On n’y pouvait rien : il était pratiquement impossible de contrôler tant de gens.

Au bout d’une demi-heure, Hedrock brancha son transmetteur et, avant d’en sortir, examina le couloir luminescent qui se trouvait devant lui. Sur la porte devant laquelle il s’arrêta, il y avait l’enseigne suivante :

 

L’Étoile, Sté. Immobilière
Des milliards de crédits en biens fonciers
Bureau du président J. T. Triner
Entrée interdite

 

Avec son anneau de contact, Hedrock fit fonctionner le mécanisme secret d’ouverture de la porte. Il entra, passa tout droit devant la secrétaire assise au bureau de réception qui tenta de l’arrêter et ouvrit automatiquement la seconde porte avec les mêmes rayons de son anneau énergétique. Il pénétra dans l’immense et imposant bureau. Un homme de haute taille, à l’oeil et aux traits pâles, se leva derrière un immense bureau et le considéra avec surprise.

Hedrock ne lui prêta aucune attention. L’un de ses autres anneaux émettait un vif tintement. Il tourna lentement sa main, lorsque le tintement s’arrêta, la pierre de cette bague était pointée droit vers le mur qui se trouvait derrière le bureau. « Beau travail de camouflage », pensa Hedrock, admiratif. Aucune trace sur ce mur. L’énorme charge était parfaitement cachée, et sans son anneau de détection, il ne l’eût jamais repérée.

Et tout aussitôt, il éprouva un sentiment de colère. Sa découverte ne faisait que confirmer l’opinion qu’il avait de cet individu. Une véritable artillerie énergétique était cachée dans son bureau – quelle terrible précaution ! Il connaissait trop bien la fiche biographique de Triner pour ne pas savoir que l’homme n’était pas seulement un rustaud égoïste, chose assez commune dans une époque dominée par de grands trusts administratifs. Ce n’était pas non plus qu’il fût simplement amoral. Des centaines de milliers de citoyens d’Isher avaient commis autant de meurtres que Triner, mais c’était dans la différence des motifs que se trouvait la nuance entre le bien et le mal. Triner était un misérable, une bête puante, un individu diabolique.

L’homme s’approchait, tendant la main, un sourire forcé sur son pâle visage, et sa voix se voulut accueillante lorsqu’il déclara :

— Je ne sais si je dois vous croire, mais je veux bien consentir à vous écouter.

Hedrock fit un pas vers la main tendue, comme s’il allait la serrer. Au dernier instant, il passa rapidement derrière l’homme et eut tôt fait de s’asseoir à sa place dans le grand fauteuil directorial, regardant le président stupéfait et pensant avec férocité : « Ainsi donc, M. Triner consent à discuter. » Parfait. Mais il avait d’abord besoin d’une petite correction psychologique donnée sans ménagement pour lui apprendre qu’il existait dans le monde des gens plus durs que M.J.T. Triner lui-même. Il fallait le pousser dans ses retranchements, lui faire perdre son assurance.

— Avant de vous inviter à vous asseoir sur cette chaise, monsieur Triner, dit Hedrock d’un ton courtois, avant même de parler avec vous, je veux que vous commenciez le travail que vous allez faire pour moi... m’écoutez-vous bien ?

Cela ne faisait aucun doute. Non seulement Triner l’écoutait, mais il l’écoutait avec la rage d’un homme complètement éperdu. Comme beaucoup d’hommes forts qui se trouvent soudain face au rayonnement d’une personnalité exceptionnelle qui était l’énergie personnifiée, il semblait incapable de faire cadrer son attitude mentale et physique avec la situation. Le bonhomme n’était pas intimidé ; non, Hedrock le connaissait trop pour s’attendre à de la peur de sa part. Triner avait seulement pris une allure méfiante qui n’était pas exempte de curiosité.

— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il.

L’homme impitoyable jouait l’important. Hedrock tira de sa poche un papier plié.

— Il y a ici, dit-il, la liste de cinquante cités. Je veux que la liste complète de tous mes biens et affaires dans ces villes soit dressée avec leur adresse précise. Ne vous occupez pas de qui occupe les lieux. Je ne veux que le numéro de la rue. Et seulement lorsqu’il y en a plusieurs dans un même pâté de maisons, ce qui doit se monter à une douzaine au total. Me suivez-vous bien ?

— Oui, mais...

Triner semblait absolument stupéfait. Hedrock lui coupa la parole :

— Donnez les instructions en conséquence, dit-il examinant l’homme et, se penchant ensuite vers lui. Je... j’espère... Triner... que vous avez toujours respecté l’article 7 des statuts de votre profession.

— Mais cet article a été promulgué voici un millier d’années. Vous ne prétendriez pas...

— Pouvez-vous me fournir cette liste, oui ou non ?

De la sueur apparut sur le front de Triner.

— Je crois que oui, dit-il au bout d’un moment. Je ne sais pas vraiment. Je vais voir. (Et soudain, se raidissant, dents serrées, il jeta :) Bon sang, vous ne pouvez tout de même pas arriver ici à l’improviste et...

Hedrock savait très bien se rendre compte du moment où, l’homme étant poussé à bout, il ne fallait pas aller plus loin.

— Donnez les ordres, dit-il d’un ton aimable. En suite, nous causerons.

Triner hésita. Bien que très secoué, il dut au bout d’un moment se dire qu’après tout il pourrait ensuite contremander ces instructions.

— Il faut que j’utilise le stat de mon bureau, dit-il.

Hedrock le lui accorda d’un signe de tête et l’écouta avec attention donner ses ordres à l’un de ses collaborateurs. L’homme à l’autre bout de la ligne protestait, mais Triner avait plus l’habitude de donner des ordres que d’en recevoir. Il se mit à hurler, semblant alors retrouver tout son aplomb, rapprochant sa chaise du bureau, adressant un sourire de connivence à Hedrock.

— Alors, demanda-t-il d’un ton de confidence, quel est le tuyau ? Qu’est-ce que c’est que cette affaire ?

En feignant d’accepter le fait accompli, l’homme se révélait tout entier. Hedrock, affichant un air glacé, se disait que les commandes des armes énergétiques dissimulées devaient être dans le bureau, du côté sans doute où Triner avait tiré son siège. Hedrock réfléchit à la situation : il était assis au bureau, l’arme dans son dos, Triner à sa gauche. La porte menant à la réception était à environ quatre mètres. Le mur et la porte protégeaient la fille de la réception. Toute autre personne qui voudrait entrer ferait bien de se garder à gauche, surtout derrière Triner et à côté de lui. Hedrock hocha la tête, satisfait.

— Je vais tout vous dire, Triner... (ce n’était là qu’un moyen d’exciter l’intérêt de l’individu et de l’inciter à la patience) mais je veux d’abord que vous fassiez encore quelque chose. Vous avez ici dans vos bureaux un chef comptable nommé Royan. Demandez-lui de monter ici. Une fois que je lui aurai parlé, vous saurez s’il doit encore faire partie du personnel de la société demain.

Triner parut étonné, hésita, puis lança un ordre bref dans le stat. Une voix claire et sonore assura qu’on allait monter immédiatement. Triner coupa le contact et se laissa aller contre le dossier de sa chaise.

— Ainsi, c’est vous qui avez envoyé cette mystérieuse communication, dit-il afin de passer le temps, en montrant le stat mural à côté de lui. (Mais soudain sa voix se fit plus insistante :) L’Impératrice est-elle derrière nous ? La Maison d’Isher dirige-t-elle toute cette affaire ?

— Non, dit Hedrock.

Triner parut désappointé.

— Je suis prêt à le croire. Voulez-vous que je vous dise pourquoi ? La Maison d’Isher a beaucoup trop besoin d’argent, et beaucoup trop souvent, pour laisser végéter comme elle le fait un trésor pareil dans cette société. D’où qu’elle vienne, cette histoire de partager les bénéfices périodiquement avec les actionnaires, ce n’est pas une façon de faire des Isher.

— Certes non, ce n’est pas une habitude des Isher, dit Hedrock, jouissant de l’air dérouté de Triner.

Ainsi, comme tant d’autres avant lui, Triner n’avait pas osé percer l’identité du propriétaire secret de l’affaire, tant qu’il était resté une possibilité de penser que celui-ci n’était autre que la famille impériale. Cette dénégation, Hedrock s’en apercevait, n’avait fait qu’accroître les doutes de l’ambitieux personnage.

On frappa à la porte et un jeune homme d’environ trente-cinq ans entra. C’était un grand gaillard, alerte, qui écarquilla les yeux de surprise en constatant la façon dont les deux hommes étaient assis dans le bureau du directeur général.

— C’est vous, Royan ? demanda Hedrock.

— Qui, dit le jeune homme, jetant un regard interrogateur vers un Triner qui ne leva même pas les yeux.

Hedrock désigna le télestat mural :

— Je suppose qu’on vous a déjà informé de ce que représentait cet appareil.

— J’ai lu les statuts de la société, commença Royan... (Il s’interrompit et, dans son regard, on pouvait voir qu’il venait de comprendre :) Vous ne seriez pas ce...

— Allons, pas de manières. Je veux vous poser une question, Royan.

— Oui, monsieur.

— Combien d’argent, dit-il en articulant lentement, Triner a-t-il retiré de la société l’année dernière ?

On entendit Triner respirer profondément, puis ce fut le silence. Les deux hommes, Royan et Triner, se regardèrent face à face un long moment, et il y eut comme un heurt entre leurs esprits. Enfin, Royan eut un petit rire, un rire d’enfant presque, et dit :

— Cinq milliards de crédits, monsieur.

— Vous ne trouvez pas, dit froidement Hedrock, que c’est un salaire un peu élevé ?

— Je ne crois pas, dit Royan avec un hochement de tête, que M. Triner se soit considéré comme un salarié, mais plutôt comme l’un des actionnaires de la société.

Hedrock vit que Triner considérait le bureau, regardant fixement en dessous, tandis que sa main droite semblait se diriger vers une petite statue décorative.

— Venez ici, Royan, dit Hedrock, faisant un geste de la main gauche et attendant que le jeune homme fût à la gauche de Triner pour mettre en route l’anneau de commande de son amplificateur personnel.

Il ne s’agissait là que d’une petite amplification, de quelques centimètres en tout des pieds à la tête : à peu près équivalente, physiquement, à ce qu’il eût obtenu en gonflant la poitrine. Ce qui était plus important, c’était que cela modifiait la structure moléculaire de son complet « d’affaires » et de son propre corps. L’un et l’autre devenaient à proprement parler aussi invulnérables qu’un magasin d’Armurerie. Six mois plus tôt, quand il était entré au service du palais, il s’était creusé la tête pour trouver un moyen d’avoir toujours avec lui cette tenue, mais la possibilité que les espions impériaux la lui volent l’en avait retenu. A partir de cette structure particulière de la matière, n’importe quel physicien compétent aurait pu du premier coup d’oeil analyser le secret de la matière vibratile qui composait les boutiques des Fabricants d’Armes. Non seulement la tenue contenait l’importante centrale atomique miniaturisée nécessaire à une amplification aussi intensive de la structure de la matière, mais aussi la composition même de cette tenue en faisait une sorte de scaphandre dissimulant précautionneusement le procédé lui-même.

Presque tout ce qui lui était arrivé, depuis qu’il avait échappé au Conseil de la Guilde, venait de ce qu’il était impossible de porter cette tenue dans une Armurerie.

Hedrock sentit tout son être prendre une consistance nouvelle. C’est la gorge sèche, la voix plus profonde, qu’il dit :

— J’affirme que ce salaire est beaucoup trop élevé. Veillez à ce qu’il soit réduit à cinq millions de crédits.

Triner émit un son inintelligible, mais Hedrock continua à parler à Royan lentement, de sa voix d’acier :

— De plus, malgré sa structure coopérative, cette firme a acquis une réputation peu enviable d’impitoyabilité. On sait aussi que son président a l’habitude de faire enlever les jolies femmes dans la rue pour les faire conduire à ses divers appartements secrets, et...

Il vit Triner atteindre enfin la statuette et la serrer convulsivement. Hedrock se leva, tandis que Royan lui criait de se méfier.

Le rayon du canon énergétique dissimulé dans le mur désintégra la chaise sur laquelle Hedrock avait été assis, réduisit en cendres le bureau métallique et laissa une traînée au plafond. Ce fut très violent – la charge développait au moins quatre-vingt-dix mille cycles d’énergie – mais pas assez cependant pour que Hedrock ne remarquât pas l’arme individuelle de Royan. Au bout d’un moment, la façon dont les choses s’étaient passées lui apparut très clairement. Triner avait visé Hedrock avec son canon énergétique et, se retournant brusquement, avait tiré son revolver impérial pour tirer sur Royan. Mais celui-ci avait été plus prompt et avait tiré le premier, avec une arme défensive qui provenait d’une Armurerie.

Là où s’était trouvé Triner, il n’y avait plus qu’une petite lueur clignotante, qui s’évanouit aussitôt que les puissantes pompes automatiques mises en action par le tir du canon projetèrent une grande quantité d’air frais dans la pièce. Le volume d’air total de la pièce était de la sorte changé cinq fois par seconde.

Royan rompit le silence qui s’était établi dans la pièce.

— Je ne vois pas, dit-il à Hedrock, comment vous avez fait pour vous en tirer.

L’homme paraissait sur les nerfs, sa voix tremblait. Il était livide et il aurait fallu le ménager pendant un certain moment, mais le temps manquait. Hedrock considérait qu’il n’avait déjà passé que trop de temps dans un seul des bureaux qu’il avait à voir. Il débrancha son amplificateur de particules et dit très vite :

— Royan, vous êtes désormais le président de la société. Votre salaire sera de cinq millions de crédits par an. Quelle sorte de cours de promotion intellectuelle faites-vous donner à votre fils ?

— Le cours ordinaire... normal, dit Royan, qui récupérait plus vite que Hedrock ne l’avait pensé.

— Vous changerez cela. Les Armuriers ont récemment publié le programme d’un nouveau cours qui n’est pas encore très répandu. Il comporte une section d’amélioration des facultés morales. Mais maintenant... quand la liste que Triner vous a demandée pour moi sera-t-elle prête ? Vous ne savez rien de cela ?

La vitesse de la conversation sembla un moment prendre Royan de court, mais il tenait le coup quand même.

— Pas avant 6 heures. Je...

Vous allez subir quelques chocs assez durs, aujourd’hui, Royan, dit Hedrock, l’interrompant, mais tenez bon. Ne perdez pas la tête. Nous avons encouru la colère d’une puissante organisation secrète. Nous allons nous faire donner une leçon. Il y aura de grandes destructions de nos biens, mais ne laissez savoir à personne que tel ou tel lieu fait partie de notre avoir, ne laissez faire aucune reconstruction avant un mois ; à moins d’avis contraire ultérieur. Il faudra, dit-il en faisant la grimace, supporter les pertes sans jeter les hauts cris. Par bonheur, demain est un Jour de Repos. Les gens ne seront pas à leurs affaires. Mais n’oubliez pas : il faut absolument que ces listes soient prêtes ce soir à 6 heures.

Il quitta brusquement le jeune homme. Faire allusion à une organisation secrète, c’était une assez bonne manière de procéder. Lorsque le géant commencerait à s’avancer, l’horreur de la réalité ferait oublier toutes les faiblesses de cette version des choses. Mais il fallait d’abord qu’il rende quelques autres visites à ces messieurs, la plupart plus faciles que celles-ci ; ensuite de quoi il s’en prendrait à l’arrogant Nensen, avant d’entreprendre une action sur une plus vaste échelle.

Il exécuta Nensen une heure plus tard, en se contentant de renvoyer par rayon réfléchi sur cet individu l’éclair de sa propre arme. Quant à Deely, qui avait toujours passé pour indomptable, il se révéla être un vieil homme désarmé, qui céda volontiers quand il constata que Hedrock n’acceptait pas sa conversion tardive. Les autres ne furent que des obstacles mineurs dont il lui fallut rapidement vaincre la curiosité comme l’inertie intellectuelle. Il était 7 heures moins le quart le lendemain matin lorsque Hedrock prit un super-fortifiant, quelques vitamines, et se coucha pendant une demi-heure en attendant que tout cela fasse son effet.

Il dévora un énorme petit déjeuner et, quelques minutes avant 8 heures, brancha l’amplificateur de particules de sa tenue « d’affaires », le mettant au maximum de puissance. Le jour du géant était venu.

 

Les fabricants d'armes
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